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UN PETIT HOMME

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UN PETIT HOMME

 UN PETIT HOMME

The Big Apple, New York, début du XXème siècle.

 
C’est l’histoire d’un petit homme qui se shoote au réel. Qui fait avec ses manques. Qui crée là où d’autres détruisent. Qui existe, pour notre plus grand bonheur comme pour le sien, même s’il ne sourit pas très souvent. D’aillleurs, il ne sourit jamais. Une forme de pudeur très probablement, une décence contrastant avec celle du spectateur ne l’empêchant nullement de chercher de la joie, de vouloir jouir de sa condition humaine. Les épreuves, les avatars qui le font trébucher ne le cimentent ni dans la haine ni dans la jalousie. Longtemps figé dans les starting-blocks de ses potentialités, le dérisoire pantin photographe va prendre son essor, muer et s’animer comme s’animeront les images de la caméra déglinguée qu’il va acquérir. Nous sommes en 1928. Buster Keaton réalise « Le Cameraman ».
L’intrigue est brièvement résumée par Georges Sadoul (in Dictionnaire des Films, Editions du Seuil, 1965, p.182): « Buster Keaton, petit photographe des rues, devient opérateur d’actualités pour l’amour de Sally (…) et, après diverses mésaventures, se qualifie dans sa profession ».
Comme tout individu, Buster tente de concilier Loi et désir, refoulement et promesse de jouissance, monde de la toute-puissance imaginaire et gain événementiel. C’est en se confrontant à l’objet pulsionnel que le petit homme va grandir et se membrer. Cette épreuve, Buster va la vivre sans tricherie, sans faux-semblant, sans artifice. Et sans autre dope que celle qui est en lui: l’image qu’il se fait de lui-même. Le cameraman ne prône ni la prise, ni l’abstinence. Son levier, c’est le phallus. Son objet, ce sont tous les autres. C’est chacun d’entre nous. Keaton ne cherche pas à détruire. Il cherche à créer. Sa poudre à lui, c’est la vie.
Sa trajectoire est limpide sans pour autant exclure un nécessaire droit à l’erreur. Après un premier échec, Sally lui confirme qu’il est sur la bonne voie, celle de l’épreuve de la réalité et du factuel: « tu as le droit de te tromper ».
Ce parcours constitue une boucle, un cycle au terme duquel il ne s’agit que de devenir soi-même, comme lors d’une analyse. Les premières images sont celles d’une foule en liesse accueillant son héros. Les dernières sont identiques et laissent entrevoir Lindberg, faisant ainsi émerger du réel en écho à l’accession de Buster au statut de reporter. La première étape est donc le rêve, lui-même indissociable de la réalité de ce qui doit être réalisé, accompli. En troquant son appareil photo contre une caméra, le petit homme met fin à son indéfinissable attente pour s’inscrire dans une temporalité qui va le faire mûrir, qui va lui permettre d’acquérir sa propre histoire.
La mise en marche est chaotique, incertaine et non exempte de bégaiements et de retours en arrière. Tournée à contresens, la manivelle de sa caméra remonte le temps et impose un non happy end en prologue à son premier métrage. Sautant dans un camion de pompier pour aller immortaliser un incendie, Buster se retrouve à la caserne: les pompiers rentraient. Mais rater un train en marche, c’est déjà être en marche soi-même. Rien n’est perdu, tout devient possible. Car tout a commencé par un coup de foudre dans un ciel trop serein, au coeur d’une existence désespérément vide d’imprévu, d’événementiel. C’est la rencontre avec Sally, la gentille et jolie secrétaire. Et c’est si chaud qu’elle l’envoie illico filmer l’incendie d’un entrepôt, à défaut de pouvoir l’éteindre avec sa lance à eau. Il n’a plus l’âge de pisser au lit. Mais sa résolution est prise et la promesse est faite: « je percerai, je ferai mon trou ». Nulle censure ne vient voiler ce propos, mis en acte de manière itérative lorsque Buster transperce la porte vitrée de l’agence avec les pieds de sa caméra. Plus de 30 ans vont séparer « Le Cameraman » de « Peeping Tom » (Le Voyeur de Michael Powell, 1960), comme nous le verrons dans un prochain article…
La deuxième opportunité de Buster sera d’embraser un stade en folie, narcissique reflet à la dimension de l’indispensable mégalomanie sans laquelle notre petit homme serait condamné. A rester petit. A demeurer insignifiant comme le sont les demeurés pour ceux  qui s’imaginent être quelque chose à condition de côtoyer plus nain que soi. Mais il ne s’agit pas d’imaginer l’événement pour qu’il se produise, même si la seule ambition avouée n’est que d’être témoin. Ce jour, le stade est désert, il n’y a pas match. Seul, tout est permis. L’individu s’enfle et se délimite dans le collectif. Buster sera tous les joueurs et finira sur un exploit en attrapant l’inaccessible balle de base-ball. Alors, il pourra enfin se tourner vers la vacuité des tribunes que sa quête de gloire remplit afin de s’abreuver de l’amour qui lui est adressé. Unique spectateur jusqu’alors invisible, le gardien du stade vient fissurer l’imaginaire. Mais l’idée est née. Car contrairement aux apparences, Buster ne mime pas, n’incarne pas: il est déjà. Déjà se lit l’exploit. Déjà s’impose sa foulée. Une foulée qui ne va pas tarder à déborder de l’enceinte trop restreinte du stade.
Franchissant le gouffre qui disjoint le bébé de sa mère, Buster bondit dans l’inconnu en s’exposant au risque du refus. Sally répond à son désir et prend son numéro de téléphone. Moment crucial: après ce premier pas, Buster doit accepter son impuissance. Il ne peut qu’attendre qu’elle se manifeste. Qu’elle lui fasse signe. Qu’elle (re)vienne vers lui. Ne pas pouvoir se mouvoir vers celle qui creuse en soi le manque. Ne pas être sûr d’avoir su l’émouvoir, suffisamment pour qu’elle agisse le désir de (re)trouvailles. Bébé ne sait pas encore marcher et ne peut imaginer planer. N’est à priori pas Lindberg qui veut. Elle appelle. Il jaillit si vivement qu’il arrache le téléphone. Elle continue de l’entretenir par sa parole, du moins le croit-elle. Il n’est déjà plus là et ne l’a pourtant jamais quittée. Buster court, fend la ville de sa foulée irréelle. Rien ne saurait l’arrêter ni même le ralentir. Elle s’étonne soudain de ne pas l’entendre, prenant enfin conscience qu’elle parle à quelqu’un. Elle raccroche. Se retourne. Il est là. Bien que légèrement essoufflé, il semblait avoir attendu qu’elle ait fini de converser. Toute seule.
Temps de l’exploit, cette course associe « la solitude du coureur de fond » à la fulgurance du passage d’une comète qui sprinte vers la plénitude de la victoire. Difficile de l’imaginer sans potion magique, sans anabolisants. Buster n’en a cure: il a dû tomber dedans quand il était petit. Sa course est totale. Verticale du toit à la cave pour entendre la voix de sa bien-aimée comme horizontale lorsqu’il s’agit de circonscrire la ville qu’il se propose de conquérir pour les beaux yeux de sa douce. Car comme la pulsion, la course ne se nourrit que du but qu’elle cherche à atteindre. En un siècle de 7ème art, nul n’a su courir comme Buster. Car Buster court comme on aime.
Le cadre évolue, la métamorphose se poursuit. L’inachèvement reste fécond. Buster est à la piscine avec Sally. Chaque épisode, chaque anecdote suffirait à écrire un livre. Nous nous contenterons d’un arrêt sur image. Tout le film est construit autour de la pulsion scopique, celle qui vise d’un regard pénétrant au savoir. Et notamment au savoir sur la différence des sexes. Buster chute plus qu’il ne plonge dans l’eau. L’amerrissage est si rude qu’il en perd son maillot de bain. Nul ne s’en rend compte. Il est seul dans son désarroi comme est seul celui qui rêve qu’il déambule nu dans la foule, vaguement coupable de n’avoir rien pour se vêtir. Ne pas vouloir se montrer. Etre gêné d’être vu. Inconsciemment, être gêné de vouloir montrer. Quadrature du sexe. La première lecture est oedipienne. Le bonhomme est riquiqui à côté des mastards qui se pavanent autour de sa poupée, comme est riquiqui fiston qui voudrait se mesurer à Papa pour embaler Maman. Comme serait ridicule sa petite queue comparée à la matraque paternelle. Facile de s’identifier à la (qué)quête de Buster. Qui prend ses désirs pour la réalité. Qui devance l’admiration qui se lit dans les regards portés sur son gigantesque membre. Qui peut aussi se décourager. Plus dure sera la chute. Son sexe est minuscule et ne se remarque même pas. Notre petit homme aimerait tant avoir quelque chose à montrer!
Sans y prendre goût, le voilà exhibitionniste. Le voilà à montrer ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’a pas encore et qui enfin lui permettrait de dire à Sally: « je suis ton homme ». Oedipe tourne l’étalon. La différence des sexes s’estompe dans les brumes naissantes de la perversion. Littéralement, perversion en latin désigne le renversement. Et c’est bien d’un renversement dont il s’agit, d’un jeu de rôle où l’un soutien l’autre. Car ce que montre Buster, c’est que l’exhibitionnisme est indissociable du voyeurisme. L’épisode du stade soulignait la question de l’absence ou de la présence de spectateurs. De témoins. D’un regard extérieur venant révéler et reconnaître l’existence d’une qualité, d’un attribut. Ce qui manque à l’exhibitionniste, c’est l’appropriation de cet objet personnel, intérieur et identifiable comme étant à soi. Or cet objet, il ne peut le faire sien que s’il est capable d’admettre l’existence d’un extérieur à soi, d’une inaliénable altérité. La perversion doit se lire au premier degré. Au désir de montrer doit répondre la nécessité de regarder. Il faut être deux pour dialoguer. Et il faut un troisième pour séparer l’exhibitionniste du voyeur comme pour séparer le sadique du masochiste. Il y a des choses qui précisément ne se font pas en public.
Un comble…
Voilà un film comique, un film pour tout public, un film exemplaire qui néanmoins soulève un coin du voile. Qui ouvre à la sexualité comme à son contournement. Pourquoi feindre la surprise? Ceux qui ont attentivement lu des contes de fées le savent pertinement : ce qui plaît aux enfants parle essentiellement de cul quand ce n’est pas de perversion ou de meurtre. L’enfant qui est en nous vit en référence constante avec la Horde Primitive. Car à travers l’épisode de la piscine se pose la question du manque. Du manque de maillot de bain, de queue, de femme, de regard extérieur. Par son désir de voir et d’être vu, Buster reconstruit sa scène primitive, la scène de ses origines. La scène que chacun de nous doit pouvoir se figurer et se représenter afin d’avoir des racines, afin d’exister. Pour pouvoir naître et vivre… avant de partir. Chercher à voir, chercher ce qui manque, c’est déjà concevoir.  Concevoir sa propre conception. Car et c’est un scoop, les enfants ne naissent pas dans les choux.
Et Buster dans tout ça? Il ya eu l’incendie que l’on n’a pas vu. Le match qui n’a pas eu lieu. La course en solitaire puis la piscine avec Sally où les deux amoureux ne cessent de se perdre et de se retrouver dans un va et vient de plus en plus consistant. Logique. Logique de constater que la scène suivante fait apparaitre cette autre métaphore du manque, du désir, du phallus et du temps qui passe: un bébé. Un bébé étrange. Qu’on fait sien immédiatement tout en étant frappé par sa différence avec « his majesty the baby » que nous avons été. Ce bébé est un petit singe habillé comme un petit baigneur. Comme son nouveau père Buster. Comble de la perversion, l’objet du bonheur est perdu avant d’avoir été acquis. Si Buster le fait sien, c’est parce qu’il a dû l’acheter. S’il a dû l’acheter, c’est parce qu’il l’a tué accidentellement. Le spectateur comme Buster se rassurera vite. Le petit être n’était qu’assommé. Hitchcock n’est pas loin. La suite est classique. L’enfant est le père de l’homme. Le petit singe en manipulant bobines et caméra pemettra paradoxalement à l’homme Buster d’être enfin reconnu tout en contribuant à démasquer le véritable imposteur, son rival en amour riche et bellâtre, parfaite incarnation de l’impureté aryenne qui collabore en chacun de nous: celui-là même qui, après avoir mis en grand danger Sally, se fit un temps passer pour son sauveur. Buster. Celui qui n’hésite pas à se charger de médicaments dans une pharmacie (« Drugs ») pour pouvoir sauver celle qui n’en a plus besoin.
Pour sauver celle qui bientôt va le retrouver pour enfin pouvoir dire, si le mot n’apparaissait déjà: « tu es celui qui m’a toujours manqué ».
 
THE END
Pierre ZANGER
 
 
 
NB: article paru dans la revue THS, numéro 2, juin 1999.
Repris dans la revue Confrontations psychiatriques n°45 « cinématographies », 2005