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Prohibition des drogues : le début de la fin ?

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Sex, drugs and rock'n roll

Prohibition des drogues : le début de la fin ?

prohibitionQuatre prises de position ont récemment relancé le débat sur la prohibition des drogues : le premier est la Déclaration de Vienne , lancée par la communauté scientifique internationale dans la ville qui a accueilli la 18ème conférence mondiale sur le Sida et qui est aussi le siège permanent de l’organe international du contrôle des stupéfiants de l’ONU. Cet appel demandait que « l’on reconnaisse les limites et les préjudices de la prohibition des drogues » et réclamait « une réforme des politiques en matière de drogues afin d’éliminer les obstacles à la mise en place de régimes efficaces de prévention, de traitements et de soins du VIH ». Plus récemment, le rapport de la « global commission » , un aréopage de 19 personnalités de très haut niveau qui s’est autosaisi de la question des drogues pour critiquer frontalement la politique des Nations Unies et demander la généralisation de la réduction des risques à l’ensemble de la planète, la dépénalisation de l’usage de drogues et la légalisation du cannabis. Plus hexagonalement, la commission Vaillant d’une part, le livre de Stéphane Gatignon et de Serge Supersac de l’autre, plaident pour la légalisation du cannabis et s’invitent dans les débats de la présidentielle française.
D’une certaine manière, il en est de la prohibition comme il en était de l’Union soviétique : elle est condamnée mais nul ne sait quand ni comment elle disparaîtra.

Avant d’aller plus avant, il nous paraît important de rappeler les conditions dans lesquelles la prohibition s’est imposée au monde au début du siècle dernier. Et de voir comment les Etats-Unis en ont fait un axe majeur de leur politique.

Il nous faut remonter au XIXème siècle quand les Etats européens, en particulier la Grande Bretagne et la France ont trouvé un stratagème audacieux pour équilibrer leur commerce extérieur extrêmement déficitaire (déjà) avec la Chine. Pour récupérer les lingots d’or et d’argent exigés par les Chinois en échange de leurs denrées si convoitées (le thé, les épices, la porcelaine, les soieries), les Anglais ont importé des quantités massives d’opium indien en Chine et ont organisé le plus grand trafic de l’histoire. Quand le faible gouvernement mandchou essaye d’interdire ce commerce aux conséquences désastreuses, la Grande Bretagne lui déclare la guerre, rapidement gagnée et oblige la Chine à accepter ce commerce. Au passage, elle obtient des comptoirs et la propriété de Hong Kong. C’est la première guerre de l’opium (1842). Pour achever l’entreprise de pénétration dans l’Empire du milieu, il faudra une deuxième guerre (1856-1858), où les alliés franco-britanniques écrasent l’armée chinoise et assurent définitivement leur domination économique sur la Chine. Le commerce de l’opium triomphe et va toucher plusieurs dizaines de millions de chinois et d’indochinois. Il s’étend aussi en Indonésie avec les Hollandais et aux Philippines avec les Espagnols.
Ce « commerce inique », selon l’expression des mouvements américains qui y sont résolument hostiles, ne relève pas de la « main invisible » du marché. Les drogues ne sont pas des marchandises comme les autres. En 1898, les Etats-Unis prennent le contrôle des Philippines (et de Cuba) à la suite de la guerre hispano-américaine, première victoire d’un pays anciennement colonisé sur une grande puissance coloniale. Le nouvel évêque de Manille, Monseigneur Brent, s’indigne devant la situation désastreuse induite par l’opium en Asie et part en croisade pour arrêter le deal des Etats européens. Soutenu par les mouvements puritains et les ligues de tempérance, il convainc le président américain, Theodore Roosevelt, d’agir. Celui-ci voit une bonne occasion de défendre « l’axe du Bien » et d’affaiblir la France et l’Angleterre en Asie. Il invite les principaux Etats concernés à une première conférence internationale sur l’opium qui a lieu à Shanghai en 1909 sous la présidence de Brent, bientôt suivie par une seconde à La Haye en 1912 où est signée la première convention internationale pour la prohibition de l’opium mais aussi de l’héroïne et de la cocaïne, ces dernières substances ayant été introduite à la demande des Britanniques pour contrer la puissante industrie chimique allemande qui les produit.
Ce mouvement est une entreprise inédite dans l’histoire du monde. Elle vise à établir une liste toujours plus grande de substances et à en interdire toute production, toute distribution, bientôt toute consommation sauf à but thérapeutique alors au moment même où ces produits font l’objet d’un commerce lucratif qu’illustrent les entreprises pharmaceutiques anglaises et surtout allemandes, principales productrices de morphine, d’héroïne et de cocaïne prescrites par les médecins et délivrées par les pharmaciens.
 
Quelles sont les forces qui ont vaincu de si puissants intérêts économiques ? Comment aux Etats-Unis, pays encore jeune sur la scène internationale, va se développer le mouvement qui va faire triompher la prohibition. Comme l’ont noté Anne Coppel et Christian Bachmann, ce mouvement est né de l’alliance conjoncturelle entre deux types de forces : d’un côté, des groupes réactionnaires présents dans les syndicats ouvriers blancs, xénophobes et volontiers racistes qui assimilent chaque drogue à une minorité : l’opium des Chinois, la cocaïne des Noirs, la marijuana des Mexicains et jusqu’au whisky des Irlandais. De l’autre, des féministes qui réclament « des lois pour protéger les jeunes filles, diminuer le temps de travail des ouvriers, abolir l’exploitation des enfants, ou réfréner la consommation d’alcool » (1), des travailleurs sociaux qui veulent que l’Etat Providence assume son rôle dans la santé publique et la lutte contre les grands fléaux sociaux, bref des progressistes. « Une passerelle historique s’établit donc, dans le plus parfait malentendu, entre deux courants qui souhaitent changer le monde, chacun à sa manière. D’un côté, ceux qui redoutent les Chinois, haïssent les Nègres, pourchassent les chicanos ; en face, les vertueux militants de la tempérance et de l’amour du prochain » (2). Bref, c’est au nom des Droits de l’Homme que deux mouvements différents sinon antagonistes ont passé une alliance historique.
Les gouvernements américains vont s’emparer de cette cause et la défendre avec énergie sans discontinuité de Théodore Roosevelt à Georges W. Bush, en passant par Wilson qui impose les conventions internationales au lendemain de la première Guerre Mondiale et Nixon qui déclare la guerre à la drogue après celle du Vietnam. La lutte contre la drogue est un pilier de la politique internationale des Etats-Unis. La prohibition est devenue un dogme auquel se sont ralliés tous les Etats.
Quel a été l’impact positif ou négatif de ces conventions -qui se sont traduites par l’élaboration de lois nationales- sur la diffusion des produits concernés? Il est difficile à évaluer.
Pour l’opium, les Etats dealers (la Grande Bretagne, la France) ont du s’exécuter et arrêter progressivement le commerce de l’opium. La consommation a-t-elle pour autant cessé ? Non, les Chinois ont continué à consommer de l’opium produit en Chine et c’est le régime communiste de Mao qui, après dix ans d’effort et de « rééducation », a réussi à l’éradiquer.
Pour l’héroïne, les conventions ont pour effet d’arrêter sa production légale par l’industrie chimique allemande après la Première guerre mondiale. Mais son explosion en Occident date des années 1970 et provient là aussi des réseaux mafieux qui échappent au contrôle des Etats. Malgré la guerre à la drogue de Nixon, malgré la loi de 1970 en France. L’Union soviétique a été inondée par l’héroïne afghane après la guerre d’Afghanistan et surtout l’effondrement de la dictature communiste, jusque là meilleur rempart contre les drogues. La production afghane représente actuellement près de 90% de la production mondiale. Elle a doublé depuis que les forces de la coalition occidentale occupent le pays, et que le gouvernement Karzai promet de détruire les cultures !
La cocaïne a connu une certaine vogue en France et en Allemagne pendant les années folles malgré la convention de La Haye de 1912 et la première loi française de prohibition de 1916 mais elle disparaît progressivement, l’industrie légale finissant par s’exécuter. La véritable flambée de la cocaïne s’est produite dans les années 1980 aux Etats-Unis et plus récemment, dans les années 2000, en Europe Occidentale. Cette cocaïne n’est pas issue de l’industrie mais des réseaux mafieux. La politique des Etats-Unis dans les années 90 pour freiner la production de coca au Pérou et en Bolivie a été relativement efficace mais n’a fait que déplacer le problème : la culture s’est implantée en Colombie (3). Depuis 2000, les campagnes de fumigations des cultures colombiennes financées par les Américains nuisent aux cultures voisines et n’ont pas fait baisser la production. Le développement des cultures de substitution largement financées par l’Union Européenne est un échec.
Notons au passage que les pays andins, consommateurs traditionnels de coca s’opposent aux conventions qu’ils ont pourtant signées sous la pression américaine ; récemment le gouvernement bolivien les a dénoncées et exige de retirer la coca des produits classés stupéfiants (juin 2011).
Le cannabis, interdit en France dès 1916 malgré une consommation quasi inexistante, puis par la convention internationale de Genève de 1925 (la consommation mondiale était alors infime sauf en Egypte), a connu une diffusion modérée dans les années 1970, malgré la promulgation de la loi de 1970 censée l’interrompre, puis massive dans les années 2000. Depuis 2008, l’Office des Nations Unis contre la drogue et le crime (ONUDC) a renoncé à mesurer sa production tellement elle est ubiquitaire et massive.
Quant aux drogues de synthèse, plus récentes, et produites par les laboratoires clandestins du Nord, elles se sont développées dans les années 1980, (voir Swaps n° 16) et jusqu’au milieu des années 2000. La methamphétamine est la plus redoutable, présente essentiellement et Amérique du Nord et en Asie, quasiment absente jusqu’à ce jour en Europe où c’est l’ecstasy, beaucoup moins toxique, qui domine le marché. La convention de 1971, destinée à contrer la production de ces drogues, s’est montrée incapable de lutter efficacement contre les minuscules laboratoires clandestins qui les produisent, notamment aux Pays-Bas et en Europe de l’Est. La dernière convention de 1988 sur les précurseurs chimiques, qui avec la précédente vient compléter la convention unique de 1961, peaufine le dispositif de contrôle. L’effet réel est minime car les précurseurs utilisés pour fabriquer les drogues sont des produits extrêmement courants dans l’industrie chimique et leur traçabilité est quasiment impossible. En outre, les chimistes peu scrupuleux qui monnayent leur savoir pour fabriquer des comprimés de couleur, coupent les produits avec n’importe quoi.
L’absence de contrôle de qualité des substances illicites est une atteinte à la sécurité des personnes, c’est vrai pour toutes les drogues, c’est sans doute encore plus évident pour les drogues de synthèse. La réduction des risques exige ce contrôle pour protéger les jeunes citoyens aussi imprudents soient-ils. Le dispositif actuel ne le permet pas.
Si les conventions prohibitionnistes se sont montrées efficaces pour arrêter les productions des Etats dealers, elles se révèlent incapables de lutter contre les réseaux mafieux qui défient et contournent les lois et les frontières. Quand la lutte contre le trafic s’intensifie,
la violence croît ainsi que la corruption mais la production ne baisse pas ; tout au plus, elle se déplace. En 1998, une session extraordinaire des Nations Unis à New York a solennellement pris une résolution visant à l’éradication ou à une baisse sensible de la production de toutes les drogues. En 2008, devant l’échec patent, il n’y a pas eu de nouvelle session extraordinaire, mais une simple réunion de la commission des stupéfiants à Vienne, qui s’est félicitée des succès obtenus (on se demande lesquels à la lecture des chiffres de l’ONUDC) et a décidé de reconduire les mêmes politiques pour les dix ans à venir. (voir swaps n° 54)
Beaucoup attendaient de l’élection d’Obama un changement dans la politique des Etats-Unis. Il est peu perceptible.
La prohibition a ainsi connu trois périodes. La première qui s’étend des premières conventions internationales, au début du siècle dernier jusqu’au début des années 60. Le bilan de cette première période est « globalement positif » : l’accès aux substances devient beaucoup plus compliqué et bientôt, seuls quelques groupes interlopes, artistes, musiciens de jazz, marginaux de tous poils continuent à consommer des drogues illicites et il suffit de se plonger dans la vie, au hasard, de Billie Holiday, pour constater qu’usager de drogues dans les années 40 et 50 n’était pas une sinécure. Il est vrai qu’elle était femme et noire. La seconde période s’ouvre avec la lame de fond de la contre culture et de la révolte de la jeunesse sous un slogan que l’on pourrait résumer par la chanson programmatique du regretté Ian Dury : « Sex and drugs and rock’n’roll ». De fait cette sous-culture va, au fil des années, devenir « mainstream ». Et les parfums, pour ne prendre ce seul exemple, de s’appeler opium, poison, addict ou loverdose. La « culture de la drogue » irrigue largement nos sociétés, qu’on le regrette, qu’on s’en félicite ou qu’on s’en fiche.
La troisième période nous fait entrer de plein pied dans l’actualité. Elle débute avec la chute du mur et l’effondrement de l’Union soviétique, le bouleversement des routes de trafic, la montée en puissance des groupes criminels, la massification des consommations. Elle est aussi marquée par les questions de santé publique comme le VIH et le VHC. La mondialisation a évidemment bouleversé le monde des drogues dans ses trois dimensions : production, distribution, consommation. Du côté de la production, des pays qui n’avaient aucune tradition dans la culture de certaines plantes à drogues, le pavot par exemple, se sont mis à en produire (Mexique, Colombie). Du côté du trafic, les « zones grises », ces lieux où ne s’exerce aucune autorité étatique (et ils sont nombreux en Afrique devenue plaque tournante) permettent aux groupes criminels de travailler en toute tranquillité. De plus le développement des drogues de synthèse, essentiellement des stimulants (ecstasy, amphétamines), a ouvert un immense marché. Et ce d’autant que la dialectique offre/demande tourne à haut régime : les jeunes écoutent la même musique, portent les mêmes vêtements, consomment les mêmes substances à Paris, Rio ou Bangkok.
Prenons le cas du cannabis dans les pays d’Europe de l’Ouest. La principale justification de la prohibition, et ce malgré les coûts et les effets pervers, c’est qu’elle protège la très grande majorité de la population, de la consommation des drogues illicites. Mais la consommation de cannabis a atteint un tel niveau que pour la première fois depuis que les conventions internationales ont interdit cette plante et ses dérivés, on peut parler d’un échec patent et qui concerne, il faut y insister, la première et la plus convaincante justification de la prohibition.
La crise de la prohibition est profonde. Il suffit de songer aux milliers de victimes des guerres entre cartels en Colombie ou au Mexique ou aux enjeux politiques liés à la culture du pavot en Afghanistan. Mais les prohibitionnistes peuvent continuer à dire que les conventions internationales protègent la très grande majorité des terriens de drogues comme la cocaïne ou l’héroïne. Pour le cannabis, cela devient chaque jour plus difficile à soutenir.
Examinons un instant la situation du côté de ceux qui sont opposés à la prohibition. On tombe, là aussi, sur un paradoxe lourd de sens. D’un côté une tradition libérale qui trouve ses lettres de noblesse avec le
« De la liberté » de John Stuart Mill (1859) et se prolonge avec l’économiste Milton Friedman et le libertarienThomas Szasz. Tentons de résumer leur argumentation. Pour Friedman la prohibition est un système « soviétique » c’est à dire inefficace et despotique. Inefficace car il transforme des substances à très faible valeur ajoutée en marchandises hors de prix sur lesquelles le crime organisé jette nécessairement son dévolu. Despotique, parce que l’Etat n’a pas à se mêler de ce que consomment des citoyens adultes dans la mesure où ils ne mettent pas en danger la vie d’autrui. Friedman, on s’en doute, n’est pas partisan de quelque monopole d’Etat que ce soit. La main invisible du marché lui suffit. De l’autre une tradition de gauche, beaucoup plus récente, et qui des écologistes depuis quelques temps jusqu’à certains secteurs minoritaires du parti socialiste veulent sortir de la prohibition du cannabis avec une proposition clé : un monopole d’Etat semblable à celui de la défunte Seita pour le tabac. C’est la position de Vaillant et de Gatignon/Supersac.
Profitons d’une actualité française toute récente pour examiner la situation actuelle. Un grand flic lyonnais est en garde à vue, soupçonné d’être passé du côté des truands en particulier dans des affaires de… stupéfiants. La question de savoir comment lutter contre le trafic international de stupéfiants hante la prohibition qui se présente aussi et peut-être d’abord comme une machine à produire de la corruption. Ce n’est évidemment pas un hasard si Eliott Ness était, dans la fameuse série télé consacrée à la prohibition de l’alcool (1919-1933), un « incorruptible ». Car incorruptible, il faut certainement l’être pour ne pas succomber à la tentation. Les Américains avaient autorisé la DEA à utiliser un moyen qui devait permettre de remonter les grosses filières : le « buy and bust ». Les policiers américains avaient le droit de se faire passer pour des acheteurs, y compris de grandes quantités de drogues, afin de prendre en flag des trafiquants de haut vol. Sur le terrain, les choses furent plus compliquées : on peut acheter 10 kilos de cocaïne pour appâter un achat de 100 kilos. Mais cet achat peut lui-même n’être qu’un moyen d’en acheter une tonne etc. On voit la scène cent fois filmée par le cinéma : d’un côté des « mallettes » (un mot auquel il est difficile d’échapper actuellement) remplies de billets, de l’autre une grosse quantité de drogue, une extrême tension et beaucoup de calibres. Dans les faits, le « buy and bust » fut un échec et on finit par y renoncer. Trop de policiers avaient succombé.
On parle là de la police des pays dits développés où les salaires sans être mirifiques sont corrects et où existe encore un sens du service public. Mais quid de la police, au hasard, du Mexique, du Nigeria ou de l’Afghanistan ?
Les anti-prohibitionnistes font aussi remarquer qu’il existe, à côté de la corruption de secteurs entiers de la police, de la justice et de l’appareil d’Etat de nombreux pays, une hypocrisie qui mine la prohibition : les paradis fiscaux.
Quittons ces considérations pour nous pencher sur le débat français sur le cannabis. Commençons par noter que, une fois n’est pas coutume, la France et la Hollande jouent à fronts renversés. Tandis que les Pays-Bas durcissent leur position sur les coffee shops , les Français discutent de légalisation du cannabis. Disons plutôt quelques français. Mais tout de même qu’un ancien ministre de l’Intérieur et qu’un élu local, maire d’une ville « difficile », affichent clairement et de manière argumentée une position en faveur de la légalisation du cannabis constitue, en soi, un événement. C’est si vrai que lors du premier débat des primaires socialistes, ô surprise, la question du cannabis s’est invitée et a montré que le consensus n’existait pas sur cette question chez les socialistes.
Notons ensuite qu’il n’y a pas de consensus non plus parmi les experts sur la dangerosité du cannabis. Le rapport Roques (4) et l’analyse d’un collectif britannique présidé par Nutt (5) qui classe le cannabis loin derrière l’alcool et les drogues « dures » s’opposent aux rapports de l’Académie Nationale de Médecine qui reste dominée par une poignée d’adversaires farouches du cannabis, malgré Roger Henrion qui reconnait avoir baissé les bras . Cela étant, la majorité des spécialistes penchent plutôt pour Roques que pour l’ANM, même si tous ont conscience que la dangerosité évolue avec les modes de consommation.
Venons-en à une autre difficulté. Et Vaillant et Gatignon conviennent que la décision de légaliser le cannabis ne peut être seulement française mais doit être, au minimum européenne. C’est dire que le chemin sera long. En 2004, la Suisse avait prévu de légaliser et préparé de façon très précise l’encadrement : déclaration des quantités récoltées, interdiction de la vente aux mineurs et aux non Suisses pour décourager le tourisme de la drogue. Mais la montée du parti populiste de Christian Blocher met un coup d’arrêt au projet gouvernemental.
Examinons les arguments économiques qui ont d’ailleurs été au cœur du référendum californien sur la légalisation du cannabis récréatif à l’automne dernier (perdu 47% contre 53% par les anti-prohibitionnistes) : des taxes importantes pour l’Etat, des économies liées à la fin des dépenses du système policier et juridique. Ces deux arguments ne sont pas négligeables mais il n’est pas certain qu’ils emportent jamais l’adhésion d’une majorité de citoyens. La prohibition, on ne doit pas l’oublier, s’est construite contre de puissants intérêts économiques et financiers comme le montre de manière convaincante David Courtwright (6). L’un des paradoxes de la situation, c’est que l’argument économique est au cœur de l’argumentation de Vaillant et, plus encore, de Gatignon.
Pourtant c’est une grande nouvelle que deux hommes politiques français aient tout simplement travaillé ce dossier, se soient confrontés aux arguments et contre-arguments et soient aujourd’hui capables de tenir tête aux partisans du statu quo. C’est probablement le début d’une révolution des esprits qui n’est pas prête de s’éteindre car chaque jour qui passe voit les externalités négatives de la prohibition des drogues (corruption, violence, obstacles à la santé publique) s’aggraver. De ce point de vue il est assez triste de constater que la droite qui n’a pas à rougir de certaines avancées (Michèle Barzach et la mise en vente des seringues, Simone Veil et les traitements de substitution) n’ait rien à dire sur cette question sinon condamner en bloc.
Quels seraient donc les « bons » arguments en faveur de la légalisation du cannabis ? Le premier serait de montrer que la logique prohibitionniste est une construction historique qui n’est pas éternelle et que les choses peuvent bouger. La prohibition est une culture même si, immergés que nous sommes dans sa logique, elle apparaît à beaucoup comme une nature. Ensuite, c’est le bon sens de commencer par une drogue dont la dangerosité est relativement faible. Enfin, rien ne serait plus grave que de croire que ce premier pas résoudra tout.
Car il existe au moins trois questions délicates. La première concerne les mineurs. Personne ne songe à légaliser le cannabis pour les moins de 18 ans qui représentent pourtant une part non négligeable et des consommateurs et des quantités consommées. Ensuite, la co-consommation d’alcool et de cannabis augmente l’accidentalité routière : boire et fumer du cannabis ou conduire il faut choisir. De même la consommation de cannabis n’est pas compatible avec des postes de travail à risque. Enfin une faible proportion d’usagers de cannabis présente des problèmes psychiatriques sévères, mais avec le nombre d’usagers, le nombre correspondant devient préoccupant. Le problème, c’est que nous ne disposons actuellement d’aucun moyen pour les repérer a priori. Ces questions peuvent être discutées. Elles ne sont pas insurmontables. Il serait, en revanche, naïf et contre-productif de penser pouvoir les éluder.
Le politologue Ethan Nadelmann qui est probablement le plus brillant représentant des partisans d’une réforme des politiques de drogues présentait en 1993 l’idée suivante : a priori il y a deux positions bien connues avec des arguments bien connus, les prohibitionnistes et les antiprohibitionnistes. En réalité, explique-t-il, il y a quatre positions ou plutôt deux fois deux positions. Du côté de la prohibition il y a les durs, les partisans de ce qu’il appelle le « maccarthysme pharmacologique ». Pour les adeptes du « Just say no ! », non seulement la légalisation d’une ou de plusieurs drogues ou bien la dépénalisation de l’usage sont des inepties mais l’accès légal aux seringues propres ou les traitements de substitution, disons pour faire court la réduction des risques envoient « the wrong message ». Mais il existe, dit Nadelmann, des « prohibitionnistes progressistes ». Ils sont certes hostiles à toute forme de légalisation mais soutiennent la réduction des risques et, pour certains d’entre eux, la dépénalisation de l’usage. Du côté de l’antiprohibition, on trouve les partisans du « supermarché des drogues » régulé par la main invisible du marché (il vise évidemment Friedman) et les « légalisateurs pragmatiques ». Ces derniers pensent que la déconstruction de la prohibition sera une longue marche et se fera par étapes. On pourrait d’ailleurs soutenir que les membres de la « global commission » appartiennent à cette famille. Et Nadelmann de conclure que le dialogue le plus intéressant, celui qui tracera les chemins de l’avenir aura lieu entre les prohibitionnistes progressistes et les légalisateurs pragmatiques qui ont, au moins, un « common ground » : la réduction des risques (7).
Vingt ans après, nous avons peu progressé. Le dialogue dont il est question commence à peine, et avec quelles difficultés, à émerger. De nombreuses associations, en particulier celles qui ont organisé le 23 septembre dernier une conférence intitulée « Ces auteurs qui dénoncent la prohibition des drogues », tentent d’animer ce débat. Il est à la fois très technique et très passionnel : la drogue c’est mal contre la drogue c’est bien. Prenons la question autrement : tout indique que les effets contre-productifs de la prohibition vont continuer à croître. Quelles politiques peut-on mener pour répondre à cette situation historique inédite ?
Si on ne fait rien, les mafias vont continuer à s’enrichir, à corrompre les administrations et les responsables politiques d’un nombre croissant d’Etats, singulièrement en Afrique, devenue plaque tournante des drogues du monde, A titre d’exemple, le golfe de Guinée est de plus en plus gangréné par le trafic de drogue. Déjà le Togo, la Guinée-Bissau sont rongés par les narcotrafiquants qui achètent pêcheries et conserveries leur permettant de contrôler un pan essentiel de l’économie et de récupérer facilement les livraisons de cocaïne, avec la complicité des autorités corrompus par les narcodollars. Maintenant au tour du Bénin qui est touché et du coup menacé par les principaux bailleurs de fonds s’il ne lutte pas efficacement contre le trafic de drogue. Le Ghana, la Côte d’Ivoire sont menacées. En Amérique du sud, le Colombie est devenu dans les années 2000, un véritable narco-Etat. La CIA connaissait les relations du président Uribe avec le cartel de Medellin au début des années 90. En 2009, 30 élus, soit 30% du Congrès colombien, appartenant à des partis appuyant la présidence, sont incarcérés ou mis en examen pour leur lien avec des groupes paramilitaires trafiquants de drogue (Labrousse 2009). La violence liée aux cartels, majorée à chaque fois que la répression s’intensifie, pose des problèmes majeurs de sécurité publique au Mexique (5300 morts violentes en 2008 liées aux activités criminelles des cartels), au Venezuela, en Amérique centrale. En Asie,
l’économie afghane rime avec opium qui représente près de la moitié de son PIB. Au Pakistan voisin la transformation de l’opium en héroïne s’accroit en même temps que son trafic. L’Iran est aussi touché de plein fouet et n’est plus seulement un pays de transit.
En Europe, l’influence des cartels dans l’économie européenne est très difficile à mettre en évidence. Mais l’infiltration des mafias dans certains services publics est connue, comme on l’a vu dans le traitement des déchets en Italie. Les Mafias albanaises, également présente dans les pays de l’ex Yougoslavie, ont des activités développés dans toute l’Union européenne, qu’il s’agisse de trafic de stupéfiants, de cigarettes, d’armes ou d’êtres humains.² Les banlieues de nos grandes villes sont gangrenées par l’argent de la drogue.
Si on ne fait rien, le nombre de toxicomanes injecteurs, principales victimes de la guerre à la drogue, va continuer à croître en Russie, en Asie, en Afrique, avec une explosion du VIH, des hépatites et de la violence. Plus la répression est forte, plus les groupes mafieux s’arment et plus la violence envahit l’espace public et pénètre dans la société.
Face à cette situation, il n’est pas raisonnable de rester dans l’immobilisme. Les conventions internationales ont sans doute été utiles pour lutter contre des Etats dealers comme la Grande Bretagne et la France avec le commerce de l’opium, elles sont inefficaces contre les mafias à l’heure de la mondialisation. Laisser miroiter la possibilité d’une société sans drogue est irresponsable.
Il est urgent de construire une politique qui respecte une priorité et deux exigences. La priorité est de maintenir ou de reconstruire des sociétés dont le pouvoir politique n’est pas confisqué par les trafiquants. La première exigence est de mener une politique cohérente à l’intérieur et à l’extérieur des frontières : dépénalisation de la consommation et création d’un circuit légal de co-développement pour les pays producteurs. La seconde est de développer un message public responsable à l’égard des populations. Ce message doit s’articuler autour de :
1. la responsabilisation des citoyens à l’égard de l’usage de produits
2. la protection des mineurs en raison de la dangerosité de l’usage précoce des drogues
3. la réduction des risques pour les usagers de drogues qui n’est pas une incitation à la consommation mais un ensemble de précautions destinées au contrôle des dommages que chacun pratique déjà au quotidien dans d’autres domaines
L’inscription de la réduction des risques et des dommages dans les programmes de l’ONU est possible et l’Union Européenne y est majoritairement favorable. La France n’a pas à rougir de cette politique menée depuis 25 ans qui a permis d’arrêter l’épidémie de VIH et de réduire considérablement les troubles à l’ordre public. Elle pourrait la mettre en avant avec l’Allemagne, le Royaume Uni, l’Espagne, les Pays-Bas, et faire monter au créneau ses représentants pour lancer une dynamique européenne puis onusienne. Le silence de nos responsables nationaux sur le sujet qui va de pair avec l’absence totale de nouvelles initiatives sur le terrain alors même que les professionnels et plusieurs collectivités locales y sont prêtes, sont incompréhensibles.
Devant le constat d’une situation dangereuse pour les sociétés et les individus, devant les effets contreproductifs majeurs de lois très contraignantes et très difficiles à appliquer, le réexamen des conventions internationales est nécessaire à la lumière des connaissances scientifiques, en intégrant dans la réflexion l’alcool et le tabac qui font l’objet d’un traitement à part depuis 1912.
La reconsidération du statut du cannabis pour permettre de développer la prévention et la prise en charge de ses consommateurs –22 millions en Europe et 4 millions en France- est sans doute la première étape, dans un esprit de la réduction des risques et des dommages.
Sources
(1) Anne Coppel et Christian Bachmann, « Le dragon domestique », Albin Michel, 1989, p. 231, réédité en poche au Seuil sous le titre « La drogue dans le monde ».
(2) Ibid, p. 232.
(3)Labrousse Alain, Géopolitique de l’offre de cocaïne, Swaps, n°58, Paris, 2009
(4)ROQUES B, 1999, La dangerosité des drogues : rapport au secrétariat d’Etat à la Santé. Paris, Odile Jacob.
(5) NUTT J D (coll.), 2010, Drug harms in the UK : a multicriteria decision analysis. The Lancet, november 1, pp. 1-8
(6) Courtwright DW, « De passion à poison, Les drogues et la construction du monde moderne », Les presses de l’université Laval, 2008 pour la traduction française.
Auteurs

  • Didier Jayle / Centre national des arts et métiers / Bertrand Lebeau / Hôpital Saint-Antoine /
  • William Lowenstein / SOS Addictions, SWAPS n°66, 2012 : Prohibition des drogues, le début de la fin ? ; En partenariat avec www.vih.org